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mercredi 10 août 2011

« DE L’INCONSTANCE DE NOS ACTIONS »

Dans le premier chapitre du Livre 2 de ses Essais, intitulé
 « DE L’INCONSTANCE DE NOS ACTIONS », Montaigne évoque la difficulté pour les historiens et les biographes d’assurer à leurs ouvrages une cohérence, gage de vraisemblance dans l’esprit du lecteur, quand ce qu’ils dépeignent est le fruit de circonstances fortuites sur des êtres inconstants et en proie à d’incessantes contradictions. Général, pape ou empereur, nul homme fût-il des plus illustres, ne traverse la vie d’un trait et sans détour. Pour Montaigne l’être humain par sa nature n’a pas qu’un seul visage, n’est pas fait d’une pièce. Au contraire selon les circonstances le même homme se montrera irrésolu, instable, inconstant, changeant, contradictoire, fantasque, influençable, faible, confus, divers, imprévisible et hasardeux. Comme le disait Horace dans ses Epitres :

Quod petiit spernit, repetit quod nuper omisit;
Aestuat, et vitae disconvenit ordine toto.

(Ce qu’il a recherché, il le dédaigne, et il méprise ce qu’il a désiré, tout en lui se mêle comme les eaux dans l’estuaire, et tout dans sa vie échappe à l’ordre). 

Mais donnons plutôt la parole à Montaigne :

« Nostre façon ordinaire, c'est d'aller après les inclinations de nostre apetit, à gauche, à dextre, contre-mont, contre-bas, selon que le vent des occasions nous emporte : nous ne pensons ce que nous voulons qu'à l'instant que nous le voulons, et changeons comme cet animal qui prend la couleur du lieu où on le couche. Ce que nous avons à cett' heure proposé, nous le changeons tantost, et tantost encore retournons sur nos pas; ce n'est que branle et inconstance.
Nous n'allons pas, on nous emporte, comme les choses 
qui flottent, ores doucement, ores avecques violence,
selon que l'eau est ireuse ou bonasse
Celuy que vous vistes hier si avantureuz, ne trouvez pas estrange de le voir aussi poltron le lendemain : ou la cholere, ou la nécessité, ou la compagnie, ou le vin, ou le son d'une
trompette luy avoit mis le coeur au ventre. 

Non seulement le vent des accidens me remue selon
son inclination, mais en outre je me remue et trouble
moy mesme par l'instabilité de ma posture; et qui y
regarde primement ne se trouve guère deux fois en
mesme estât. Je donne à mon ame tantost un visage,
tantost un autre, selon le costé où je la couche. Si je
parle diversement de moy, c'est que je regarde diver-
sement. Toutes les contrarietez s'y trouvent, selon
quelque tour et en quelque façon. Honteux, insolent;
bavard, taciturne; laborieux, délicat; ingénieux, hebeté;
chagrin, debonaire; menteur, véritable : tout cela, je le
vois en moy aucunement, selon que je me vire; et
quiconque s'estudie bien attentifvement trouve en soy,
voire et en son jugement mesme, cette volubilité et
discordance. Je n'ay rien à dire de moy, entièrement,
simplement et solidement, sans confusion et sans mes-
lange, ny en un mot. Distinguo est le plus universel
membre de ma logique.
Ce n'est pas merveille, dict un ancien, que le hazard
puisse tant sur nous, puis que nous vivons par hazard.
Nous sommes tous de lopins, et d'une contexture si
 monstrueuse et diverse, que chaque pièce,
 chaque momant, feit son jeu
et se trouve autant de différence de nous à nous mesmes, que de nous à autruy »

Montaigne ne fait que développer dans ce chapitre un thème majeur de sa conception de l’être humain qu’il formule dès le premier chapitre du livre premier de ses Essais :

« Certes, c’est un subject  merveilleusement vain, divers et ondoyant que l’homme. Il est malaisé d’y fonder jugement constant et uniforme ». 

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