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dimanche 26 juin 2011

VI. Aimé Trouilleux, planteur d'hévéas en Indochine

   

     A la fin du XIXème siècle, on commence à cultiver le caoutchouc que l'on trouvait jusqu'alors à l'état sauvage au Brésil et en Afrique.
    L'hévéa brasiliensis a été introduit en Indochine en 1897. En 1900, un colon eut l'idée d'intercaler des hévéas comme arbres d'ombrage dans une propriété des environs de Saïgon, et en 1906 des échantillons furent présentés à l'exposition coloniale de Marseille et rencontrèrent un grand succès.
   La société de Suzannah décida alors de consacrer  à l'hévéa une partie de ses plantations de Bien-Hua.

     Le boom du caoutchouc commenca en 1909 portant le prix du kilo de latex à 34 francs, soit près de six fois son prix de revient. En 1917 on estime à 20.000 hectares la superficie des plantations d'hévéas en Indochine, chiffre qui passera à 50.000 en 1926.
    Le volume des exportations passe de 138 tonnes en 1913 à  9.627 tonnes en 1927, en grande partie à destination de la France, à savoir 7.216 tonnes en 1927 pour une consommation de 49.000 tonnes : le marché semble prometteur, malgré une crise de surproduction en 1920.

Chiffres tirés de "L'exportation des grands produits agricoles indochinois"
In: Annales de Géographie. 1930, t. 39, n°217. pp. 50-60.


     Mon grand-père a laissé un petit témoignage écrit de son engagement à Suzannah en 1920 :

"A cette époque, on ne se bousculait pas, comme dix ans plus tard, pour partir aux colonies. Octave Homberg écrivit dans L'Epopée du Caoutchouc : "Vous voulez aller aux Colonies, partez. Vous ne savez pas si vous devez partir, restez en France". J'étais de la première catégorie car je pensais, sans en parler, m'expatrier depuis longtemps, mais j'aurais été désapprouvé. C'est pour cette raison que je fus en 1919 volontaire pour Salonique.

Pensant que je devais me débrouiller seul si je ne voulais pas moisir en France, j'allai frapper à la porte de M.Thiollier qui était, à Saint-Etienne, acheteur pour la C.C.N.E.O. et avait  un frère avocat à Saïgon. (Il avait présidé le Conseil d'Administration de la Société Agricole de Suzannah avant le transfert du siège en France). Je trouvai son fils qui m'indiqua qu'il n'était pas impossible de trouver une situation en Indochine, qu'il était disposé à écrire, mais que je devais attendre deux mois pour la réponse. C'était en mai; j'avais une situation et l'idée de passer l'été en France me ferait patienter.

Huit jours plus tard, M.Thiollier m'apprit que M.Girard, Administrateur-délégué de Suzannah et d'Anloc, était rentré en France après avoir laissé la direction générale des plantations à M.Pune, ingénieur de Centrale, et qu'il avait été inutile d'écrire à Saïgon. (M.Girard a été rapatrié après avoir reçu deux coups de revolver tirés par son rival M. Marcel Paul, qui depuis a épousé leur amie, Mme Doizon). Ma candidature était acceptée et je devais aller à Paris, ce qui n'était pas pour me déplaire, j'y restai un jour de plus pour me présenter à M.Ascoli, Président de Suzannah à ce moment. Sans rien demander, je profitai de sa générosité, que j'appris plus tard, légendaire.

Pour avoir une place sur le bateau, il fallait la retenir six mois à l'avance, à moins d'un désistement, ce qui arriva deux semaines plus tard...

Le paquebot André Lebon,
construit en 1915
(161,3 mètres de long – 18,8 mètres de large– 13682 tonneaux – 11.000 C.V.– 17 noeuds, 200 passagers de 1ère classe, 184 en 2de, 109 en 3ème, 564 en entrepont).
Il effectue à sa mise en service un voyage au Japon et quelques rotations en Afrique du Nord pour transporter des troupes en décembre 1915, avant d'être transformé de 1916 à 1918 en navire-hôpital.
En 1919, il est affecté à la ligne d'Extrême-Orient. Cette année-là, en rade de Singapour, il est surpris par un coup de vent. Ses sabords de charbonnage étant ouverts, il prend du gîte et coule sur des hauts fonds. Il put être renfloué sans difficultés.
En escale à Yokohama le 1er septembre 1923 lors du terrible tremblement de terre, il participa au sauvetage et à l'hébergement du personnel diplomatique dont Paul Claudel, Ambassadeur de France au Japon.


 ...Sur l'"André Lebon", un passager m'apprit que le Directeur de Suzannah était un métis, Venat, qui refoulait tous les agents français et que je suivrai le même sort. Cela me contraria. Peu de jours après je sus que Venat avait été remplacé par M.Desolme. Quoique sorti de l'Ecole d'Agriculture de Montpellier, celui-ce avait tenu le Bureau des Assurances à la C.C.N.E.O. et était en congé en France à la déclaration de guerre. Après deux blessures, il était retourné en 1918 en Indochine relever un Capitaine d'Active qui n'avait pas vu le front. A sa démobilisation, il était ennuyeux et de ne pas le reprendre à la C.C.N.E.O. et de limoger son remplaçant. On lui offrit la direction de Suzannah qu'il accepta, ce qui arrangea tout le monde.

M.Desolme m'accueillit par cette phrase:" Depuis trois mois nous ne sommes que quatre Européens, il n'est pas trop tôt qu'arrive le cinquième". Cela faisait tout à fait mon affaire. Originaire de St-Bonnet-le-Chateau, village que l'on voit au delà de la plaine du Forez de la propriété de mes parents, la sympathie naquit vite.


Il me chargea de tous les travaux divers de la section centrale limitée à ce moment par la voie ferrée au Sud. La saignée était surveillée par M.Quiniou, soldat de carrière, musicien, gardé à Saïgon pendant la guerre car, en plus du piston, il jouait du violoncelle et était utile à l'orchestre pour les réceptions du Gouvernement. Lorsqu'on lui proposa la médaille militaire pour ancienneté, il la refusa dignement. Il quitta la plantation après une bilieuse hématurique et fut remplacé par un surveillant annamite.



A la section 97 était un métis, M.Plante, qui critiquait beaucoup son directeur.

Suo Bi, limité au Nord par la voie ferrée  et à l'est par le lot 18, était tenu par un Hollandais, van der Maessen, acceptable comme collègue, mais détestable pour son Directeur. Auprès du Directeur Général il avait toujours raison, mais nommé directeur d'Anloc il fut congédié au bout de deux heures. Je le remplaçai.


Un an plus tard, je fis l'interim de M.Desolme pendant son congé, mon surveillant de Suo Bi me remplaça. M.Plante démissionna et fut remplacé par son surveillant Michel, car il fallait comprimer les dépenses, vu les cours du caoutchouc.

M.Desolme revint à Saïgon pour reprendre la direction des assurances de la C.C.N.E.O. et je gardai mes fonctions jusqu'à mon congé, assisté seulement par un comptable français, M.Maurice".

La Société Agricole de Suzannah avait été  fondée en 1907 par Me Thiollier (le Président), le Père Robert, des Missions Etrangères, à ce moment Procureur à Saïgon,  M.Laurencie, ancien officier de Marine, pilote des Messageries Maritimes entre Saïgon et le Cap-Saint-Jacques (comptable) et M. Girard,  directeur du chemin de fer qui reliait Saïgon et Mytho (Administrateur-délégué).






1926 - Action de 100 francs
de la Société Agricole de Suzannah 
(signée Laurencie et Thiollier)

      Mon grand-père qui a raconté comment il était entré en 1920 dans la Société Agricole de Suzannah, y occupait en 1933 les fonctions de Directeur; c'est ainsi qu'il figure dans l'annuaire reproduit ci-dessous:





Avis de naissance
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COCHINCHINE
Naissances
(L’Indochine : revue économique d’Extrême-Orient, 5 janvier 1933)
Trouilleux Claude, fils du directeur des Plantations de Suzannah.




Arnaud de Vogüé, dans son ouvrage 
 Ainsi vint au monde... la S.I.P.H. (1905-1939)
Amicale des anciens planteurs d'hévéas 28480 Vichères, 1993, 416 p.
raconte la vie de la plantation et mentionne à diverse reprises le nom d'Aimé Trouilleux :

Les bœufs de labour dans la plantation




Cependant, je ne voudrais pas en terminer avec ce sujet sans évoquer l'emploi des bœufs de labour qu'on utilisait encore en assez grand nombre sur ces plantations au moment de l'arrivée de Birnie, et cela, je pense, depuis le temps lointain de la création de Suzannah vers 1906.
Il y avait là, parmi bien d'autres, une originalité qui les distinguait de la plupart, sinon la totalité, des plantations de terre rouge situées en Cochinchine, dans lesquelles le labourage par boeufs des lots de jeunes hévéas était en général parfaitement inconnu.
Ce fut une surprise pour Van Pelt de les voir travailler ainsi sur nos plantations et, surtout, de constater que, grâce à l’habileté des bouviers, ils pouvaient accomplir, pour un prix de revient très modéré, une besogne efficace, à condition de ne les employer que dans les terrains débarrassés au préalable de souches ou autres vestiges de forêt.
Les charrues étaient du modèle le plus rustique, et les bœufs, appartenant à la race annamite locale, semblaient se trouver parfaitement aptes à la besogne qu'on exigeait d'eux. A aucun moment, ni Van Pelt, ni Birnie n'envisagèrent donc de mettre fin à ce mode original d'entretien de certaines jeunes cultures.
Le troupeau de bœufs de Suzannah était de loin le plus important du groupe, avec un certain nombre de sujets vigoureux, que Trouilleux, directeur de la plantation après le départ de Bonfils d'Alaret, et demeuré en place par la suite, ne se refusait pas à montrer avec quelque fierté aux visiteurs.
Dans la remise en état des extensions durant les années 1931-1932, le rôle joué par les bœufs de labour ne fut certainement pas négligeable. Ils continuèrent, d'ailleurs, à être assez largement utilisés durant les années suivantes, pour divers autres petits travaux.

 La construction du marché couvert


En outre, et depuis fort longtemps, le directeur de la plantation, Aimé Trouilleux, réclamait avec insistance que quelque chose fût fait pour que le marché hebdomadaire de Suzannah pût se tenir dorénavant en toutes saisons à l'abri de la pluie.
Le problème était le suivant : avant même que la voie ferrée ne vint traverser cette zone plus tard occupée par les plantations, et que n'apparût sur le terrain l'embryon de la future « ferme » de Suzannah, quelques familles annamites, en provenance sans doute de la région de Biênhoà, s'étaient implantées au lieu-dit dénommé par eux Dau Giay, et avaient continué à y subsister, assez misérablement d'ailleurs, malgré les ravages du paludisme particulièrement virulent en raison de la présence de nombreux marécages dans les environs.
Lors de la délimitation de la concession de Suzannah, une enclave d'une quarantaine d'hectares leur avait été réservée, on l'a vu, un peu au sud de la gare. Le village qu'elles avaient constitué avait commencé à s'étoffer un peu avec le développement des plantations avoisinantes : tâcherons, artisans, commerçants... Dans cette région, précédemment inhabitée — sauf par quelques rares tribus de Mois...se déplaçant d'un emplacement de « rays » à l'autre à travers la forêt-clairière — s'était créé, petit à petit, un certain mouvement d'échanges entre gens déjà établis sur place ou à proximité immédiate, et les coolies venus avec leurs familles pour travailler à Suzannah, An-Lôc, ou ailleurs.
Comme il est d'usage partout en Extrême-Orient en pareil cas, un marché n'avait pas tardé à commencer à fonctionner tout à fait spontanément, à l'intérieur même de la plantation de Suzannah. Vendeurs et acheteurs prirent l'habitude de s'y rendre régulièrement un certain jour de la semaine — était-ce le dimanche matin ? Je le crois mais n'en suis pas tellement sûr. Les transactions, portant principalement sur des tissus, vêtements et denrées alimentaires, s'y déroulaient très normalement et, comme on peut le penser, les palabres et conversations encore bien davantage.
Il s'était créé là, sans que ce fût à l'initiative de personne, comme un point de rencontre où, venus chaque semaine de plusieurs kilomètres à la ronde, les gens semblaient prendre plaisir à se retrouver. Ils le faisaient simplement en plein air, sous les vieux hévéas subsistant du lot 45, à proximité de la « maison du Conseil ». Lorsque la pluie tombait à seaux, ils se dispersaient pour chercher tant bien que mal refuge où ils le pouvaient aux alentours.
Trouilleux n'avait pas eu de peine à nous faire comprendre, en ces premiers mois de 1933, l'importance qui s'attachait, pour l'avenir même de toutes les plantations immédiatement voisines, à ce que ce marché devint une institution régulière, quasi officielle, fonctionnant selon les coutumes traditionnelles de l'Extrême-Orient, et disposant d'un local couvert de dimensions suffisamment vastes pour abriter les marchandises qui s'y échangeraient ainsi que les curieux et badauds venant s'y promener.
C'est dans ces conditions que fut mise en chantier dans le lot 45 et sans autre délai, toujours par les soins de la Société des Dragages, une vaste construction en béton dont le modèle avait tout simplement été emprunté à l'un de ces nombreux marchés couverts que l'on pouvait rencontrer partout à l'époque dans les villes de l'Ouest cochinchinois. Le succès en fut immédiat, l'affluence des commerçants ainsi que de leur clientèle ne tarda pas à doubler, pour continuer à augmenter encore durant les années suivantes.


Le marché couvert

Pendant la crise, pour favoriser la remontée des cours du caoutchouc, le gouvernement décida de geler les surfaces plantées à compter du 1er juillet 1934. Jusqu'à la veille de la date fatidique les planteurs tentèrent d'agrandir leurs domaines.

À Suzannah, en particulier, Trouilleux semblait s'être piqué au jeu. Ayant pris de l'avance dans l'exécution de son programme initial, il l'avait quelque peu étendu de sa propre initiative au cours des dernières semaines de juin. Et, dans un lot supplémentaire (18 hectares) ainsi rajouté « in extremis », le travail n'avait été achevé que dans la journée même du 30 juin : terrain nettoyé (sommairement) dans la matinée, trouage effectué dans l'après-midi, stumps greffés mis en place juste avant latombée de la nuit.
Sur les quatre plantations concernées, tous les greffages dans les pépinières avaient pu être faits à temps, les brûlages nécessaires — malgré quelques pluies précoces —réalisés à peu près dans les délais voulus, enfin, ce qui devait être le plus facile dès lorsque l'on disposait sur place d'effectifs de coolies suffisants, le piquetage et le trouage avaient été terminés partout, avec une légère marge de sécurité par rapport à la date fatidique du 30 juin.
Lorsque tomba le bref crépuscule tropical, au soir de ce fameux 30 juin, le résultat sur le terrain de nos efforts de « récupération » se présentait finalement mieux encoreque nous n'aurions osé l'espérer.
Au lever du jour le 1er juillet, un huissier de Saïgon requis par nos soins se présenta à Suzannah pour se rendre ensuite à An-Lôc, puis à Binh-Ba et à Ong-Qué afin d'y dresser en bonne et due forme un constat détaillé, lot par lot, de toutes les superficies effectivement et réellement garnies d'hévéas à cette date, sur les quatre plantations, y compris, bien entendu, les plus récentes. Il devait en coûter, globalement, 2.000 à 3.000 piastres d'honoraires pour les trois sociétés concernées, mais cela en valait largement la peine.
Quelques semaines plus tard, des copies authentiques du constat étaient délivrées par nos soins à l'Union des planteurs, à Paris, et au Syndicat du même nom, à Saïgon,
avec ce résultat que nous ne devions plus jamais en entendre parler.
Au total il s'était agi, en l'occurence, d'une soixantaine d'hectares ou un peu plus à Suzannah, situés au nord de la série de lots d'extensions déjà existants bordant la RC 1,de près de 100 hectares à An-Lôc, vers l'est de la section H et, dans la section J, au sud de la voie ferrée, et, enfin, de superficies sensiblement moins étendues à Binh-Ba et surtout à Ong-Qué.
 




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Photos d'une plantation de caoutchouc
à Suzannah, province de Bien Hoa, Cochinchine
prises par René TÊTARD
entre 1919 et 1926
conservées au Centre des Archives d'Outre Mer :



 Saignée "en V" de l'hévéa pour recueillir le latex (caoutchouc)
(Cote : FR CAOM 30 Fi 105177) 


Récolte du latex, deux heures après la saignée
(Cote :FR CAOM 30Fi105/75)


 Tamisage du latex
(Cote :FR CAOM 30Fi105/78)


Emballage des crêpes de caoutchouc
(Cote : FR CAOM 30Fi105/71)


 Jeunes plants d'hévéas
Les saignées se pratiquent à partir de la septième année, et le rendement moyen est alors de 400 kg. à l'hectare.


Société des Plantations de Dian 
 Egouttoir - Départ des feuilles vers le fumoir
Annuaire du Syndicat des Planteurs de Caoutchouc de l'Indochine, 1931, photos de Nadal

La crise de 1929

 " En 1927, lors du boom, le kilo valait 20 francs. En 1932, il se vendait 2,10 Frs et il revenait au planteur à 6 francs. Le nombre de ruines qu’il y a eues, alors, soupire Madame de la Souchère. Je suis qualifiée pour en parler. Du jour au lendemain, je me suis trouvée avec un déficit de 600.000 piastres.

Autour de moi, on me disait :

- Abandonnez. Rentrez en France…

C’était mal me connaître. Je ne suis pas de celles qui s’en vont en laissant des dettes. Payer ce que je devais ! Seigneur ! Cela semblait impossible. J’y suis presque arrivée…
 
Sans doute, poursuit elle, nous avons été victime du ralentissement de l’industrie ; mais nous devons faire notre mea-culpa. Durant la période de prospérité, nous avions subi la griserie que cause l’afflux d’argent. On s’étalait dans le bien être. Rien n’était trop beau. Rien n’était trop cher. …

Le plus modeste des fonctionnaires ou des commerçants rêvait d’avoir, sinon sa plantation, du moins une part de plantation. Des sociétés se fondaient. Il n’était que d’entreprendre pour devenir milliardaire. On le croyait. On l’a cru jusqu’au delà des limites de l’espérance. Le réveil en a été plus douloureux.
 
Devant l’imminence du désastre, le gouvernement indochinois intervint. Il intervint comme il l’avait déjà fait pendant la guerre. Plus de 2 milliards avaient été investis dans les plantations ; elles occupaient 80.000 coolies.

Le premier geste d’assistance fut de consentir de larges avances pour permettre aux planteurs d’entretenir leur domaine.

L’assistance donnée sous forme de prêt se révélant insuffisante, le Gouvernement décide en novembre 1930, de payer une prime qui mettait à parité le prix de revient du caoutchouc et son prix de vente (ce système fonctionna jusqu’en 1934).

Insensiblement mais sûrement l’amélioration espérée par les planteurs s’est produite. Aujourd’hui [vers 1936], le caoutchouc trouve preneur aux environs de 5 francs le kilo.
 
Depuis le 7 mars 1934 , et en vertu d’un accord signé à Londres entre la France, l’Angleterre, les Pays bas et le Siam, il est interdit d’augmenter les étendues plantées en hévéas. Les conséquences de cette décision ont été heureuses : les plantations ont repris de la valeur et l’on voit à présent ce qui n’existait plus depuis quelques années : des amateurs se présentent pour l’achat d’un domaine."


plantation de la Souchère à Suzannah vers 1926

 

La plantation de Suzannah

 
La plantation qu’il vous faut visiter, décide-t-elle, est celle de Suzannah. Ce n’est pas seulement l’une des plus anciennes, c’est l’une des mieux entretenues, l’une des plus proches, aussi. 80 kilomètres seulement de Saigon. Créée en 1903 par nos missionnaires et un groupe d’indochinois, la plantation de Suzannah s’étend sur 1.644 hectares.M Berthier est l’un des directeurs de Suzannah.
 
- Vous avez des tigres dans la région ?
- Ils nous ont enlevés un cheval, ces jours ci. Les indigènes disent qu’ils sont  quatre. J’en ai abattu un. La femme d’un de nos inspecteurs qui ne fait que débarquer en a tué un autre. Elle en est toute fière. C’était sa première chasse."

Extraits du livre "Promenade en Indochine" d'Henriette Célariè, publié en 1937


Ong-Cop, Monsieur le Tigre



De tous les souvenirs que mon grand-père avait rapportés d'Indochine, celui qui me fascinait le plus lorsque j'étais enfant était une peau de tigre, à laquelle le taxidermiste avait conservé toutes ses griffes et surtout la tête entière avec des crocs redoutables et deux abominables yeux de verre. Ce trophée de chasse avait pour moi plus de valeur que toutes les croix de guerre et toutes les légions d'honneur, n'en déplaise à Roland Dorgelès (Sur la Route Mandarine, 1925) :  

"Le tigre : Ong cop, Monsieur le Tigre, comme l'appellent obséquieusement les Annamites. On en parle beaucoup, en Indo-Chine, mais, Dieu soit loué, on ne le rencontre pas souvent.

Méfiez vous de ces voyageurs dont les récits sont remplis de rugissements et de bêtes bondissantes, de ces intrépides qui se sont jetés, tête en avant, dans les buissons d'épines pour échapper au buffle furieux, qui ont passé des heures à califourchon sur une branche, assièges par les éléphants, ou qui auraient été dévorés par le tigre s'ils n'avaient eu le sang froid de le regarder fixement dans les yeux, pour lui faire peur.

Il y a des tigres en Indo-Chine, beaucoup de tigres, peut être autant que de sangliers en France, mais là bas comme ici, il faut être chasseur pour les rencontrer et il est rare d'en voir un bondir par dessus le capot d'une automobile, comme il advint à cette dame qui se rendait à Dalat, et qui fit alors le vœu de ne plus jamais s'aventurer le soir sur les routes de Langbian.

Parfois, on entend crier le tigre dans la forêt; souvent, on vous montre sur le sol sa terrible empreinte; à tout moment, traversant les villages, on vous apprend qu'un chien, un porc, un cheval, un buffle même, a été emporté par Ong Cop, ou bien qu'un indigène a été dévoré, mais il n'est pas fréquent que le tigre se hasarde dans les lieux habités, et c'est seulement quand il est devenu vieux, quand ses pattes raidies ne lui permettent plus de chasser le cerf, qu'il se risque aux abords des villages pour se nourrir de bétail, et d'homme au besoin. Encore ne se jette-t-il que sur les isolés : un bûcheron dans un bois, un nhaqué (un paysan) rejoignant sa rizière en montagne" [...]

La Chasse


"Rien de moins héroïque que ces expéditions. Ayez des piastres et un fusil, vous aurez le tigre. Encore le fusil n'est il pas absolument indispensable: on vous prêtera un. Tandis que les piastres....

Le garde principal des forêts à qui l'on vous adressera, si vous êtes un personnage de marque - un homme jeune, au visage volontaire, qui a déjà abattu une cinquantaine d'éléphants sauvages et autant de félins - s'inquiétera succinctement du calibre de votre arme et de vos qualités de tireur, puis il vous conseillera sur votre costume et vos souliers, et, après une conversation qui n'aura pas exigé cinquante mots, il vous renverra à l'hôtel en vous disant :

- Je vous ferai prévenir.

Le tigre est commandé, il ne vous reste plus qu'à attendre....
[...]

- Monsieur, c'est pour aujourd'hui.

[...] vous monterez en auto.

Pas loin de là, vous descendrez. Vous ferez 300 mètres sous bois et on vous arrêtera derrière un écran de feuillage, à une vingtaine de mètres de la charogne.

- Vous voyez, il arrive par là...

[...] Bientôt vous êtes entouré par une nuée de moustiques qui vous piquent au visage, aux pieds, aux mains, à travers vos vêtements, partout. On se frotte, on secoue la tête, on en écrase en taches de sang sur la joue. Une claque trop violente, le grand chasseur fâché vous tape sur l'épaule. Pas de bruit, voyons ! Est ce le tigre ou le moustique que vous êtes venu chasser ?!

Vous avez le temps de réfléchir, à cela et à bien d'autres choses. Mais soudain on vous avertit, sans un geste, d'une pression de main. Attention !..On n'a rien entendu, mais on regarde, de tous les yeux. Le cœur bat un peu plus vite malgré tout. On guette, bien d'aplomb, l'arme prête. Tout à coup, le taillis bouge, et l'on voit...

C'est lui ! Il sort des branches, sans bruit.. Comme c'est grand ! On a déjà la crosse en place. Le tigre ayant tourné la tête s'avance, souple et lent... Bien en face... Feu! Feu!
Les deux coups ont claqué. Deux flammes courtes...C'est fait.[...]

 
Le lendemain, vous aurez votre tigre dépouillé comme un lapin et vous ramènerez triomphalement sa peau dans une touque à essence remplie de gros sel, sans savoir au juste ce que vous pourrez en faire. A Saigon, on ne vous admirera guère, parce qu'on a l'habitude, et à Paris, on ne vous croira guère. Mais tout de même, vous serez le monsieur qui a tué "des tigres"...

La route Mandarine à Bien Hoa


La maison de mes grands parents
sur la plantation de Ben Cui


La façade opposée de la maison en 2014
 photo de Fabienne Julien
dont le père a dirigé la plantation entre 1950 et 1955 

http://parissaigon.blog.lemonde.fr/2016/12/25/la-belle-vie-en-indochine-la-naissance-de-la-plantation-de-suzannah/ 


    Et pour finir en musique, La petite Tonkinoise créée en 1906 et interpretée par Joséphine Baker, que mon grand père fredonnait quand il était d'humeur blagueuse : 


"...C'est moi qui suis sa petite,
son anana- son anana- son ananamite...
il m'appelle sa p'tite bourgeoise,
sa tonkiki- sa tonkiki- sa tonkinoise..."


Paroles de Christiné et Villard (un grand bravo!),
 musique de Vincent Scotto
A écouter en cliquant sur le lien ci-dessous: