La Britannique Nancy Cunard (1896-1965) fut l'amie de
Tristan Tzara, le modèle de Man Ray et la compagne de Louis Aragon. Elle est l'auteur de Negro
Anthology, livre encyclopédique publié le 15 février 1934 chez l'éditeur
londonien Wishart and Company : 850 pages consacrées à l'histoire de l'Afrique,
de Madagascar et des Amériques noires, avec 385 illustrations et 250 articles
écrits par cinquante-cinq auteurs recrutés parmi les meilleurs connaisseurs des
situations coloniales ou dérivées des régimes d'oppression.
Il s'agissait, selon Raymond Michelet, jeune
collaborateur de Nancy Cunard et proche des surréalistes, de " montrer,
démontrer que le préjugé racial ne repose sur aucune justification… que les
Noirs avaient derrière eux… une longue histoire sociale et culturelle ".
L'idée de l'ouvrage était venue à Nancy Cunard alors qu'elle exerçait à Paris
le métier d'éditrice, appris avec Louis Aragon. Femme militante, journaliste,
poète, viscéralement antifasciste, Nancy Cunard était née en 1896 dans un
château médiéval du Leicestershire, d'un père riche héritier d'une famille
d'origine américaine, et d'une mère née à San Francisco, une mondaine.
Quand éclate la première guerre mondiale en 1914, elle
déménage à Londres, où sa mère tient salon. En 1924, elle s'installe à Paris,
capitale des libertés artistiques. Dans son appartement de l'île Saint-Louis, "
l'ogresse maigre, d'une beauté farouche ", selon Marcel Jouhandeau,
aimant les avant-gardes, les poètes, artistes, intellectuels des deux rives de
l'Atlantique. En 1928, elle fonde Hours Press, une maison d'édition "
qui s'intéresse à l'ethnographie – à l'art africain, océanien et des deux
Amériques ", aux tableaux modernes et aux œuvres surréalistes. Hours
Press publie Whoroscope, le premier texte de Samuel Beckett, du Ezra
Pound aussi, et imprime des programmes de L'Age d'or de Buñuel.
Aragon fait une tentative de suicide quand, en 1928, à
Venise, elle tombe amoureuse du pianiste de jazz afro-américain Henry Crowder,
né pauvre dans le sud des Etats-Unis – il joue alors en Europe avec le
violoniste Eddie South. Nancy Cunard brise le tabou ultime à l'époque : l'union
d'une Blanche et d'un Noir américain. Elle le promène en Angleterre, sous le
nez de sa mère, Lady Cunard, jugée raciste, et à qui elle adresse en 1931 un
cruel pamphlet, Black Man and White Ladyship.
C'est à Henry Crowder que Nancy Cunard dédie Negro
Anthology. L'ouvrage est une traversée de " l'Atlantique noir ".
Il a été tiré à mille exemplaires, il en reste deux en France, le Musée du quai
Branly en possède un, qui a fasciné Sarah Frioux-Salgas, commissaire de
l'exposition et responsable des archives et de la documentation des collections
à la médiathèque du musée. L'entreprise de recensement – arts, sociologie,
musique, poésie… – commence en 1931, alors qu'éclate aux Etats-Unis le scandale
des " Scottsboro Boys ", neuf garçons afro-américains, âgés de 12 à
20 ans, condamnés à mort, accusés d'avoir violé deux femmes blanches dans un
train traversant l'Alabama.
L'ouvrage est dominé par l'héritage du militantisme
noir des années 1920 – le panafricanisme de l'Afro-Américain W.E.B. Du Bois,
cofondateur de la National Association for the Advancement of Colored People ;
les appels au retour en Afrique du Jamaïcain Marcus Garvey, créateur de la
Black Star Line, compagnie de navigation chargée du rapatriement des anciens
esclaves vers la terre-mère, en particulier le Liberia, pays fondé en 1822 par
la National Colonization Society of America. S'y ajoute l'internationalisme
noir et communiste de George Padmore, originaire de Trinité-et-Tobago. Parmi
les auteurs, en majorité noirs, on trouve, au côté de Du Bois, Jomo Kenyatta,
père de l'indépendance du Kenya, Nnamdi Azikiwe, ou l'écrivaine Zora Neale
Hurston, figure centrale de la " renaissance " de Harlem.
Nancy Cunard mourut folle, elle aimait l'alcool, les
paradis artificiels et les bracelets en ivoire – pour Man Ray, elle avait posé
les bras couverts de ces objets. Nancy Cunard collectionnait des objets africains, aujourd'hui
éparpillés, mais photographiés par Raoul Ubac : des bracelets donc, des masques
mendé de Sierra Leone, ijo du Nigeria, sénoufo de Côte d'Ivoire… Elle les
appréciait, comme ses amis artistes de l'époque, pour leur valeur esthétique.
VM-LM du 08/03/2014
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