jeudi 26 avril 2012

LM 27 AVRIL 2012

L'ère du cerveau
On s'en raconte, des histoires de cerveau ! Des simplettes, des subtiles, des retorses. D'autres fascinantes ou bien effroyables, à moins que ce ne soit les deux, selon la perspective. Des futuristes, surtout. Mais toujours des histoires. Parce que le cerveau est devenu, au fil des décennies, comme une nouvelle frontière. Continent à cartographier, à comprendre, demain peut-être à maîtriser, voire à transformer en profondeur. Si l'on admet que le secret de ce qui fait l'humain y réside, pareille métamorphose signerait l'avènement d'une nouvelle espèce, avec ce qui s'ensuivrait de sociétés et d'événements inédits. Bien que le conditionnel s'impose, envisager ces éventualités semble devenu inévitable. La science, désormais, ne peut écarter les scénarios surprenants.

C'est ce que confirme le nouveau livre de deux grands scientifiques qui connaissent, si l'on peut dire, le cerveau par coeur. Jean-Didier Vincent, membre de l'Académie des sciences et de l'Académie de médecine, auteur notamment de Voyage extraordinaire au centre du cerveau (Odile Jacob, 2007), et Pierre-Marie Lledo, un des chercheurs de pointe en neurobiologie, qui travaille à l'Institut Pasteur et au CNRS, proposent avec Le Cerveau sur mesure une claire mise en perspective des connaissances actuelles et une exploration de ce que l'avenir peut réserver.

Ils insistent en particulier sur la plasticité du cerveau humain, que l'on considère aujourd'hui comme reconfigurable, capable d'une infinité de câblages singuliers selon les individus, leurs expériences et leur environnement. La découverte d'un renouvellement des neurones, en particulier dans le système de l'odorat, ouvre d'autre part des perspectives inédites aux thérapeutiques futures des dégénérescences cérébrales. Les progrès de la chimie font entrevoir une nouvelle génération de psychostimulants, et les possibilités d'augmenter notre mémoire, de perfectionner la vision nocturne ou de multiplier les interfaces homme-machine ne semblent presque plus appartenir à la science-fiction.

A moins qu'il ne faille admettre que science et fiction ont partie liée. C'est ce que suggère Pierre Cassou-Noguès dans Lire le cerveau, une originale fiction philosophique où s'entrelacent expériences de pensée, analyses conceptuelles et récit romanesque. Son thème : l'avenir des " B.R. ", non pas les Brigades rouges mais les brain readers, " lecteurs de cerveau ", des machines censées lire les intentions, souvenirs et sentiments directement à l'intérieur de nos crânes. Tout laisse penser que ces mécaniques nous pendent aux neurones. Le philosophe ne fait que développer une logique animant déjà l'époque. Au bout de la recherche, il imagine joliment ce qu'il adviendra de Marcel et d'Albertine quand Proust disposera, enfin, des moyens de lire effectivement tout ce que la belle a en tête.

Fondée sur tout ce que l'imagerie cérébrale permet déjà de détecter de nos processus mentaux, la réflexion-fiction de Pierre Cassou-Noguès en extrapole allègrement les développements à venir au cours des prochaines décennies. D'abord perfectionné sous le contrôle du FBI, le brain reader devrait permettre, dans ses versions de départ, de détecter les intentions hostiles de terroristes clandestins. De progrès en progrès, il finirait par rendre silencieux tous les lieux publics : deux petites électrodes suffiront alors à chacun pour lire les pensées des autres. Les derniers " parleurs " qui résisteront encore feront figure d'espèce en voie de disparition.

Qu'on ne s'y trompe pas : ce philosophe ne largue pas l'analyse des concepts pour laisser libre cours au jeu de l'imagination. Car la " folle du logis ", comme dit Malebranche, marche ici du même pas que l'interrogation philosophique. La conviction centrale de Pierre Cassou-Noguès est en effet que " la fiction détermine le possible " : elle donne à la recherche son matériau et son cadre. Dans cette perspective, le récit lui-même constitue une expérience de pensée : s'il existait des lecteurs de cerveau, qu'est-ce qui changerait de l'amour, du droit, des relations sociales ? Et de la représentation de notre intériorité ? Que se passerait-il si cette intériorité devenait visible à tous, étalée au dehors, en images et en mots ?

En fin de compte, les histoires qu'on se raconte à propos du cerveau ne seraient jamais fantasmagories totalement vaines. Elles ont peu de chances de se concrétiser, les connaissances scientifiques et les capacités techniques demeurent aujourd'hui très en deçà de leur horizon. Mais elles ouvrent à la pensée des possibilités immédiates, permettent à notre cerveau de se reconfigurer, de s'inventer de nouvelles aventures, d'envisager des hypothèses inédites sur le monde et sur lui-même. C'est ce qu'il fait de mieux, somme toute. Et depuis bien longtemps...
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Roger-Pol Droit

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