" Les monstres ont triomphé des dieux " |
Historien de l'art, ancien directeur du Musée Picasso et académicien, Jean Clair propose, dans son nouvel essai, une réflexion sur le monstrueux dans l'art moderne et contemporain. Vous constatez un retour des monstres dans l'art, mais le monstre est une figure classique et récurrente dans l'art depuis les Grecs (cyclopes, satyres...) : qu'y a-t-il de nouveau ? Bien sûr, les monstres existent dans la Grèce classique, effrayants, terrifiants ; ils sont là pour détruire l'harmonie - " la tranquille simplicité et la calme grandeur ", disait l'historien d'art allemand J. J. Winckelmann - d'un univers essentiellement régi par les dieux, qui sont des créations idéalisées de l'homme : Apollon, Aphrodite et d'autres. C'est à l'intérieur de cet univers de lumière et de beauté qu'apparaissent des monstres, qui sont eux-mêmes extrêmement normés, comme la Gorgone, ou des géants comme les Lestrygons qui vont essayer de dévorer Ulysse et ses compagnons. Ce qui est étonnant dans l'art moderne et contemporain, c'est que les monstres, les nouveaux Titans, semblent avoir triomphé des dieux, et que la laideur semble avoir pris le pas sur la beauté comme élément d'attraction et de fascination. Comment est-on passé d'un monde d'harmonie, de calme, de beauté, celui qui prévaut depuis Phidias jusqu'à David, à un monde, celui de l'art moderne et contemporain, où prévalent des catégories comme le difforme, le monstrueux, l'horrible, l'effrayant, le stupéfiant ? La catégorie de l'étonnant remplace la catégorie de l'admirable. D'où cela vient-il ? Pour répondre, il faut éviter, d'un côté, le piège de la déploration nostalgique et, de l'autre, la tentation de la récrimination réactionnaire dans la mesure où, en art, l'appel à une restauration des lois antiques de la beauté est toujours venue de régimes autoritaires, voire dictatoriaux - nazisme et stalinisme se réclament par exemple d'une esthétique fondée sur la beauté classique. Comment en est-on arrivé là ? Il faudrait rappeler la phrase de Marx parlant de la Grèce antique : " Jamais oeuvres d'une telle beauté ne se sont vues ni ne se verront " ; au fond, pour Marx, la beauté antique est une beauté indépassable. Ou se souvenir encore que Freud trouvait inquiétante la prolifération des formes monstrueuses et trouvait repoussante, par exemple, la vision des organes génitaux ! Selon lui, la beauté était une narcose légère... Ainsi deux des grands prophètes de notre modernité, Marx et Freud, sont-ils passés à côté de l'art moderne... Pourquoi aller voir du côté de l'histoire des sciences ? C'est aller à contre-courant d'une certaine paresse française ou d'un certain confort qui est d'enseigner l'histoire de l'art comme un modèle refermé sur lui-même. Au contraire, formé selon Aby Warburg (historien de l'art allemand, 1866-1929), durant mes études aux Etats-Unis, j'ai toujours pensé que l'art moderne et contemporain tirait ses modèles du monde extérieur, et en particulier, du développement de l'histoire des sciences. Pourtant, même à l'intérieur de cette tradition de l'histoire de l'art comme reflet de l'histoire des idées, même, selon un génie comme Erwin Panofsky (1892-1968), l'inventeur de l'iconologie, qui analyse les images comme symptômes culturels, sa discipline s'achèverait au début du XXe siècle par la disparition des modèles qui avaient formé l'iconographie (le répertoire des thèmes) des siècles précédents. Je ne le crois pas. Pour revenir aux monstres, on constate qu'un énorme précipice s'ouvre à la fin du XIXe et au début du XXe siècle : on ne peut plus représenter un corps comme on le représentait autrefois. Pourquoi ? Je cite un certain nombre de faits et de découvertes scientifiques, qui sont tous, à peu près, situés la même année 1895 (celle, par ailleurs, de la première Biennale de Venise) : les rayons X, la photographie, la téléphonie, mais également les premières théories neurologiques sur la façon dont le corps fonctionne, les premières études sur l'hystérie... Toutes ces nouveautés radicales, bouleversantes, laissent l'artiste complètement démuni ; il ne peut plus continuer à s'appuyer sur un corpus esthétique. Pourquoi ce tournant du siècle est-il décisif ? Pour donner un exemple très précis, vous avez d'un côté un neurologue, Paul Richet, qui était en même temps professeur à l'Ecole supérieure des beaux-arts de Paris, et qui, en 1906, publie sa Nouvelle anatomie artistique du corps humain. C'est un manuel à l'usage des étudiants en histoire de l'art qu'il écrit à partir de sa science de médecin. En fait, cette anatomie, qui se prétend nouvelle, est une répétition des anciennes anatomies classiques, sauf qu'elle est rendue plus attirante par l'éloge de l'athlétisme et du corps musclé, " body-buildé ". Le manuel tombera à plat... sauf dans l'Allemagne nationale-socialiste et dans la Russie soviétique ! Il servira à fabriquer les grandes machines exhibant des athlètes faits à l'image des dieux grecs. Ainsi, le modèle accompli de Paul Richet sera Arno Breker, le sculpteur d'Hitler. En revanche, on remarque, en 1907, trois autres événements qui sont loin de l'univers de Richet : c'est la parution, d'abord, de l'ouvrage d'un aliéniste, Marcel Réja : L'Art chez les fous, la première compilation sur l'art psychopathologique, fabriqué par des aliénés mentaux. C'est aussi pendant cette année 1907 qu'Aloïs Alzheimer découvre la maladie qui va porter son nom et que Picasso peint l'un de ses tableaux les plus célèbres Les Demoiselles d'Avignon : c'est peut-être un chef-d'oeuvre, mais c'est l'apparition éclatante de la laideur et de personnages à la morphologie monstrueuse. A partir de là apparaît un écart absolu entre la prolongation de l'esthétique classique sous des formes qui ne fonctionnent plus et l'apparition de nouvelles données bouleversantes qui aboutissent à des anatomies bouleversées. La science et l'art partagent-ils la même curiosité pour le monstrueux ? Quand l'artiste veut continuer à représenter des visages ou des corps, il n'a plus aucune règle précise à sa disposition, rien qui puisse s'enseigner, il est livré à sa subjectivité totale. Donc on aboutit à une prolifération de monstres sans aucune unité, qui sont chaque fois la production singulière d'un individu nommé artiste. Quand je parle de monstre, ce n'est pas dans le sens dépréciatif : le tableau de Max Ernst L'Ange du foyer (1937) est un chef-d'oeuvre mais c'est aussi et d'abord un monstre. Pour le savant dans son laboratoire, le monstre est l'occasion d'étudier la normalité du développement, il cesse d'être un objet particulier pour devenir un sujet commun d'expérience. La science s'intéresse au monstrueux pour expliquer la normalité. L'art, à l'inverse, décompose sa propre tradition pour tirer ses formes de sa dislocation et revendique la liberté de créer un objet autonome, indépendant, autojustifié, un monstre... Les deux disciplines se séparent totalement alors que, jusque-là, elles étaient unies puisque, je le rappelle, l'anatomie s'enseignait dans les théâtres d'anatomie indifféremment pour les médecins et pour les artistes. C'était la même connaissance du corps qui passait soit dans la peinture soit dans la clinique. La disparition du beau témoignerait d'une forme d'hubris ? L'hubris, c'est la démesure, c'est ce qui excède la norme, la rigueur, la règle, la loi. Et cet excès dans les formes ou dans les moeurs est puni par la Némésis, la déesse de la vengeance. Aujourd'hui la nouvelle règle, c'est le monstrueux, l'excès, jusqu'aux formes extraordinaires que prennent certaines manifestations qui tombent dans la coprophilie ou quasiment dans le meurtre chez certains artistes d'avant-garde. Est-ce que ce sont les symptômes d'une société en décadence ? Je n'irai pas jusque-là, dans la mesure où il y a, en dehors de la peinture et de la sculpture, beaucoup d'autres formes d'art aujourd'hui qui nous assurent une satisfaction esthétique, morale : le cinéma, par exemple, la danse... Peut-être la peinture est-elle morte ? Je n'en sais rien, elle n'a pas toujours existé après tout... Est-ce que le monstrueux gagnerait aussi la littérature ? Je ne le crois pas. Ce qui caractérise notre époque, c'est au contraire une rupture entre le monde littéraire et le monde artistique. A toutes les époques de la modernité, vous trouvez des compagnonnages et des amitiés qui font qu'écrivains et artistes se retrouvent dans les mêmes lieux et discutent des mêmes choses ; c'est vrai du romantisme, du symbolisme, du cubisme... On n'imagine pas le surréalisme sans l'amitié de Breton, Eluard, Picasso, Dali, Marx Ernst. Aujourd'hui, je ne vois plus tellement cette osmose délicate. Peut-être parce que le monde artistique est tellement éloigné de la réalité qu'il ne peut rencontrer ni la compréhension ni l'intérêt de gens dont la pratique créatrice reste quand même liée au respect de certaines règles : vous ne pouvez pas écrire n'importe quoi ; vous êtes obligé d'user d'un langage commun, compris par tous. On peut trouver des artistes qui sont eux-mêmes très proches des écrivains, Pierre Alechinsky, qui écrit merveilleusement bien ou, inversement, quelqu'un comme Yves Bonnefoy, le poète, proche de certains peintres, mais ce sont des cas très isolés. Et si j'ose dire, chacun va mourir de son côté. Julie Clarini |
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