L'art de cuisiner des kakis |
QUAND ON APPREND UNE LANGUE sans passer par la sienne, il peut arriver que l'on ait affaire à des mots dont on perçoit profondément le sens sans parvenir à les traduire. C'était mon cas, en japonais, avec l'adjectif shibui. Partant du principe que la langue nipponne ne cesse de gagner du terrain en français - sushi, kamikaze, tsunami, pour ne citer qu'eux, sont dans nos dictionnaires depuis des années -, je l'employais tel quel en français, anticipant sa victoire. Lorsqu'on me demandait ce que cela voulait dire, je répondais : " Quelque chose comme âpre. " Je viens de lire un petit essai de Ryoko Sekiguchi consacré précisément à cet adjectif et qui s'intitule L'Astringent. Dans un premier temps, cette découverte m'a remplie d'âpreté : comment n'avais-je pas pensé à l'astringence pour traduire ce concept ? Mais très vite, le charme de cette lecture a effacé mon amertume. D'autant que le propos de l'auteur rejoint le mien : même si c'est bel et bien d'astringence qu'il est question, l'adjectif shibui est infiniment plus complexe. S'appliquant aux aliments, son sens est désormais élucidé. S'appliquant à l'esthétique, le terme résiste à une traduction aussi simple. Un vase peut être qualifié de shibui quand son aspect a quelque chose de rugueux. Une étoffe est shibui quand sa couleur est subtile, aux antipodes du tape-à-l'oeil. Un homme (mais pas une femme) a le droit d'être dit shibui s'il vieillit avec élégance, si le temps lui donne une patine pleine de classe. On l'a compris : l'esthétique shibui correspond, pour les Japonais, au comble du bon goût. Si vous visitez une exposition avec un ami nippon et que vous tombez en pâmoison devant une oeuvre à peine visible, peut-être vous adoubera-t-il de ce suprême compliment : " Vous avez le goût shibui. " Autrement dit, vous n'aimez pas ce qui est clinquant. Comble du raffinement Je m'étais toujours demandé ce qui avait permis le glissement de sens d'une saveur perçue comme désagréable à un goût tenu pour le plus aristocratique. Ryoko Sekiguchi y apporte une explication convaincante. L'aliment astringent le plus fréquent au Japon est le kaki, sorte de roulette russe fruitière : on ne sait jamais, quand on mord dans un kaki, si on va tomber sur cette suavité merveilleuse ou sur cette horrible astringence - cette dernière expérience, aussi cruelle que fréquente, est vue par les Nippons comme un puissant antidote contre la bêtise. Les Japonais ont pris l'habitude de recycler les kakis immangeables pour cause d'astringence en une teinture d'une couleur un peu fade et indéfinissable, brunâtre et proche de la nature. Là où l'Occidental aurait bêtement vu un coloris médiocre, le Nippon a décidé de voir le comble du raffinement - et l'a prouvé, en créant une esthétique que nous portons désormais tous aux nues. C'est aussi pour cela que le Japon me fascine tant : aucun pays ne met à ce point en échec l'hypothèse des universaux. Et même cela, il le fait de façon élégante, sans l'effet " pavé dans la mare " que le reste du monde recherche. Le petit livre de Ryoko Sekiguchi est une véritable bombe anti-scolastique, déguisée en une douce méditation sur l'art de cuisiner les kakis. Ryoko Sekiguchi écrit en français avec une délicatesse dont je vous laisse juge : " Les douceurs peuvent nous procurer de la joie et du réconfort, le salé nous communiquer l'énergie vitale, mais face à l'énigme de la vie, le sucré ni l'acide ne fournissent de réponse. Au demeurant, il n'est pas de réponse qui fasse pendant à l'énigme. Le fait est bien connu : on ne saurait répondre à l'énigme que par une autre énigme. Et c'est bien là, je crois, le sens des goûts périphériques, seuls capables de nous accompagner dans notre parcours à la manière d'une nouvelle énigme. " Amélie Nothomb, écrivain |
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