Les nettoyeurs d’oreilles bientôt balayés
Adieu écrivains publics, pleureuses,
conteurs ou dentistes de rue… Dans
un ouvrage paru en Inde en janvier
(The Lost Generation, Ed. Random
House, 2015, non traduit), la journaliste Nidhi
Dugar Kundalia enquête sur ces professions indiennes
menacées par la modernité.
Dilip Pandey, écrivain public à Bombay qui
prépare sa reconversion dans les assurances, lui
a confié ses secrets. Les lettres destinées aux
épouses seraient, selon lui, bien plus faciles à
écrire que celles adressées aux amantes.
« N’oublie pas de payer le loyer » ou « Prends soin
de ma mère » requiert moins d’imagination que
de trouver, parmi le vaste répertoire des chansons
hindis, la formule idéale qui, au final, ne
plaît jamais assez à son commanditaire transi
d’amour. La règle d’or dans ce métier : toujours
terminer une lettre par un « Tu me manques ».
Mais depuis que le nombre de téléphones
portables en Inde a franchi le cap du milliard, la
poste indienne a révoqué les licences accordées
aux écrivains publics devant ses bureaux.
Les enfants de Dilip Pandey veulent désormais
travailler dans la communication. « Grâce à la
hausse de la scolarisation et aux nouvelles opportunités
économiques, les nouvelles générations,
surtout dans les villes, ont davantage de
choix », explique Nidhi Dugar Kundalia.
Par conséquent, ce n’est plus (ou en tout cas
moins qu’avant) la caste qui définit la profession.
Telles ces pleureuses du désert du Thar
(nord-ouest), les rudaalis, contraintes d’officier
lors des funérailles à une époque où les femmes
de hautes castes se devaient de cacher leur
peine. L’émotion s’est depuis démocratisée et,
surtout, le deuil est désormais silencieux. On
ne veut plus de ces pleureuses qui se battent la
poitrine et versent de chaudes larmes. La durée
des funérailles s’est aussi écourtée depuis
que la nouvelle peut se colporter par téléphone,
asséchant de fait les sources de revenus
des rudaalis. « Les gens meurent moins souvent
de nos jours, soupire l’une d’elles, et il y a de plus
en plus de médecins qui arrivent des villes… »
Difficile reconversion
L’irruption du commerce électronique, qui offre
la livraison gratuite, et la construction de
centres commerciaux climatisés ont également
transformé le paysage urbain. Le trottoir
des villes n’est plus le lieu de chalandise qu’il
fut jadis. Bientôt, vous ne trouverez plus ces
nettoyeurs d’oreilles reconnaissables à leurs
turbans rouges, armés de longues tiges au
bout desquelles est accroché un morceau de
coton, ni ces parfumeurs qui composent un
parfum comme on compose un poème, considérant
l’usage de concentrés synthétiques
comme « immoral ».
Parfois, la reconversion est difficile. Des conteurs
publics originaires d’Odisha (nord-est)
ont essayé de vendre leurs récits sur cassettes,
sans grand succès. Le rythme de disparition de
ces professions s’accélère. Un autre visage du
tourbillon de la croissance qui s’est emparé de
l’Inde il y a vingt-cinq ans. julien bouissou
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire