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lundi 24 septembre 2012
Portrait de La Rochefoucault, dans ses Mémoires.
Je suis d'une
taille médiocre, libre et bien proportionnée. J'ai le teint brun mais
assez uni, le front élevé et d'une raisonnable grandeur, les yeux noirs,
petits et enfoncés, et les sourcils noirs et épais, mais bien tournés.
Je serais fort empêché à dire de quelle sorte j'ai le nez fait, car il
n'est ni camus ni aquilin, ni gros ni pointu, au moins à ce que je
crois. Tout ce que je sais, c'est qu'il est plutôt grand que petit, et
qu'il descend un peu trop en bas. J'ai la bouche grande, et les lèvres
assez rouges d'ordinaire, et ni bien ni mal taillées. J'ai les dents
blanches, et passablement bien rangées. On m'a dit autrefois que j'avais
un peu trop de menton : je viens de me tâter et de me regarder dans le
miroir pour savoir ce qui en est, et je ne sais pas trop bien qu'en
juger. Pour le tour du visage, je l'ai ou carré ou en ovale ; lequel des
deux, il me serait fort difficile de le dire. J'ai les cheveux noirs,
naturellement frisés, et avec cela assez épais et assez longs pour
pouvoir prétendre en belle tête. J'ai quelque chose de chagrin et de
fier dans la mine ; cela fait croire à la plupart des gens que je suis
méprisant, quoique je ne le sois point du tout. J'ai l'action fort
aisée, et même un peu trop, et jusques à faire beaucoup de gestes en
parlant. Voilà naïvement comme je pense que je suis fait au dehors, et
l'on trouvera, je crois, que ce que je pense de moi là-dessus n'est pas
fort éloigné de ce qui en est. J'en userai avec la même fidélité dans ce
qui me reste à faire de mon portrait ; car je me suis assez étudié pour
me bien connaître, et je ne manque ni d'assurance pour dire librement
ce que je puis avoir de bonnes qualités, ni de sincérité pour avouer
franchement ce que j'ai de défauts. Premièrement, pour parler de mon
humeur, je suis mélancolique, et je le suis à un point que depuis trois
ou quatre ans à peine m'a-t-on vu rire trois ou quatre fois. J'aurais
pourtant, ce me semble, une mélancolie assez supportable et assez douce,
si je n'en avais point d'autre que celle qui me vient de mon
tempérament ; mais il m'en vient tant d'ailleurs, et ce qui m'en vient
me remplit de telle sorte l'imagination, et m'occupe si fort l'esprit,
que la plupart du temps ou je rêve sans dire mot ou je n'ai presque
point d'attache à ce que je dis. Je suis fort resserré avec ceux que je
ne connais pas, et je ne suis pas même extrêmement ouvert avec la
plupart de ceux que je connais. C'est un défaut, je le sais bien, et je
ne négligerai rien pour m'en corriger ; mais comme un certain air sombre
que j'ai dans le visage contribue à me faire paraître encore plus
réservé que je ne le suis, et qu'il n'est pas en notre pouvoir de nous
défaire d'un méchant air qui nous vient de la disposition naturelle des
traits, je pense qu'après m'être corrigé au dedans, il ne laissera pas
de me demeurer toujours de mauvaises marques au dehors. J'ai de l'esprit
et je ne fais point difficulté de le dire ; car à quoi bon façonner
là-dessus ? Tant biaiser et tant apporter d'adoucissement pour dire les
avantages que l'on a, c'est, ce me semble, cacher un peu de vanité sous
une modestie apparente et se servir d'une manière bien adroite pour
faire croire de soi beaucoup plus de bien que l'on n'en dit. Pour moi,
je suis content qu'on ne me croie ni plus beau que je me fais, ni de
meilleure humeur que je me dépeins, ni plus spirituel et plus
raisonnable que je dirai que je le suis. J'ai donc de l'esprit, encore
une fois, mais un esprit que la mélancolie gâte ; car, encore que je
possède assez bien ma langue, que j'aie la mémoire heureuse, et que je
ne pense pas les choses fort confusément, j'ai pourtant une si forte
application à mon chagrin que souvent j'exprime assez mal ce que je veux
dire. La conversation des honnêtes gens est un des plaisirs qui me
touchent le plus. J'aime qu'elle soit sérieuse et que la morale en fasse
la plus grande partie ; cependant je sais la goûter aussi quand elle
est enjouée, et si je n'y dis pas beaucoup de petites choses pour rire,
ce n'est pas du moins que je ne connaisse bien ce que valent les
bagatelles bien dites, et que je ne trouve fort divertissante cette
manière de badiner où il y a certains esprits prompts et aisés qui
réussissent si bien.
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