lundi 17 septembre 2012

LM 15 SEPTEMBRE 2012

Si cher patrimoine

A vouloir protéger toujours plus nos églises, mairies, châteaux, usines, immeubles ou lavoirs, notre pays risque de pétrifier son présent plutôt que de se projeter vers l'avenir. Enquête avant les Journées du patrimoine, les 15 et 16 septembre
L'appétit des Français pour leur patrimoine est apparemment sans limites. Eglises, mairies, châteaux, usines, ponts et jusqu'au lavoir de village... Les lieux classés sont régulièrement pris d'assaut lors des Journées du patrimoine, qui se tiennent cette année les 15 et 16 septembre. Un sondage paru dans Beaux Arts magazine, en 2002, mettait déjà ce phénomène en évidence : à la question de savoir s'il valait mieux défendre le patrimoine ou la création, les intéressés votaient massivement pour les trésors du passé. Cette fringale, largement encouragée par les pouvoirs publics, ne va pas sans soulever des questions. Car s'il est une source de revenus touristiques, le patrimoine a aussi un coût, et pas des moindres.

Financier d'abord, puisqu'il faut le restaurer, l'entretenir, le mettre à la disposition du public, à des prix bien plus élevés que pour les bâtiments ordinaires. Sur un budget de 3 milliards d'euros, le ministère de la culture lui en consacre déjà 870 millions, soit près du tiers. De façon symptomatique, les fortes tensions actuelles sur le budget de la culture devraient davantage affecter les gros établissements (Louvre ou Opéra de Paris) que la création ou le patrimoine. Or ce dernier a la particularité de s'accroître, et donc d'être de plus en plus glouton, surtout depuis la fin des Trente Glorieuses.

Avec les années, le périmètre de ce qui est marqué du sceau sacré de la mémoire augmente sans cesse. Peu à peu, des pans entiers de notre environnement basculent dans un espace protégé, donc intangible, sur lequel le temps s'arrête par décision administrative. Comme si tout devait finir par entrer dans le fameux " musée imaginaire " cher à Malraux. Progressivement, le regard a changé. En plus des monuments nationaux, signes visibles d'une mémoire collective, nous nous sommes mis à tenir pour patrimoine des objets que nul n'aurait distingué autrefois.

En élargissant la notion à l'immatériel, aux paysages et à toutes sortes de bâtis récents, les responsables ont sans doute sauvé des recoins menacés de notre culture, mais ils ont aussi " pétrifié " le présent. Première destination touristique à l'échelle mondiale, la France ne risque-t-elle pas de se transformer en un vaste musée ? Un territoire plongé dans le formol, dont les habitants sont aimantés par le passé plutôt que projetés vers l'avenir - image qui a longtemps poursuivi l'Italie ?

Au regard de l'Histoire, la notion même de conservation n'est pas très ancienne. Comme l'explique fort bien Pierre Nora, dans Présent, nation, mémoire, la grande fracture date de la Révolution française. Paradoxalement, c'est durant ces années de grandes destructions que naquit la volonté de préserver les monuments, dans un mouvement de " nationalisation du passé ".

Suivirent différentes étapes, marquées par des figures comme celle de l'écrivain Prosper Mérimée, mais le tournant contemporain date des années 1970. C'est à partir de ce moment-là qu'on assiste, explique Pierre Nora, à " une inflation brutale et désordonnée de tous les objets du patrimoine ". Malraux y fait entrer l'architecture du début du XIXe siècle, puis viennent les patrimoines ethnologique, paysan et enfin industriel. Dès lors, la machine à estampiller fonctionne à tour de bras. Bientôt, la liste des outils administratifs s'allonge. Aux catégories traditionnelles (classement des monuments historiques et inscription à l'inventaire supplémentaire) s'ajoutent des labels (" Patrimoine du XXe siècle ", " Maisons des illustres ", " Jardins remarquables ", etc.), sans oublier les secteurs sauvegardés et les autres zones de protection du patrimoine architectural urbain. En 2010, indique Françoise Benhamou - qui vient de publier Economie du patrimoine culturel -, on comptait 43 720 monuments protégés, dont 14 428 classés, 1 216 musées nationaux et 627 zones protégées.

Même si la tendance est à une plus grande circonspection quant aux classements (le nombre d'arrêtés de protection de monuments est passé de 1 299 pour la décade 1990-2000 à 629 pour 2000-2010), l'explosion des types de protection ne peut que gonfler l'enveloppe. D'autant que le mouvement inverse est presque inexistant : on déclasse très peu et avec mille précautions. " Il s'agit d'un processus de sédimentation et non de vases communicants ", observe Philippe Bélaval, président du Centre des monuments nationaux et ancien directeur du patrimoine au ministère de la culture. Conséquence : la note augmente inexorablement. A tel point qu'au ministère les spécialistes se disent conscients du danger. " La situation est absurde, même pour une économie riche ", souligne François Hers, conseiller pour la culture à la Fondation de France.

La riposte est connue : le patrimoine coûte mais rapporte également. Dans un pays comme la France, où 7 % des emplois sont liés au tourisme, il est une source de revenus non négligeable. Selon l'économiste Dominique Sagot-Duvauroux, professeur à l'université d'Angers, il est un " réel enjeu économique ". Surtout si l'on compte les conséquences annexes, comme la fréquentation des hôtels, des transports, etc. Des économistes ont émis l'hypothèse que toute nuit supplémentaire passée à Paris par des visiteurs du Louvre aurait des retombées de l'ordre du million d'euros par an.

Tout cela est-il si simple ? Pour Françoise Benhamou, cette manne est en partie un effet d'optique. " On ne saurait justifier l'investissement patrimonial par les retombées touristiques, explique-t-elle, car elles ne comblent pas les dépenses. " D'autant, ajoute-t-elle, qu'on a tendance à " manipuler des multiplicateurs peu fiables et à gonfler les retombées pour tout croissant consommé par les visiteurs du Louvre ".

Très rares, en effet, sur les milliers de monuments classés, sont ceux qui dopent l'économie d'une ville ou d'une région. Un indice : en 2010, l'Etat a dressé une liste de 80 monuments historiques dont il avait la charge et a proposé aux collectivités locales d'en devenir propriétaires. Louable geste de décentralisation ? Tentative, plutôt, de se délester de charges coûteuses... Pas folles, ces collectivités ont dit non. Sauf pour cinq ou six sites, dont le château du Haut-Koenigsbourg (Alsace). Un des maîtres d'oeuvre de cette affaire soupire : " C'est l'un des plus beaux fiascos du ministère de la culture. Le seul monument qui gagnait de l'argent, le château du Haut-Koenigsbourg, on l'a offert en cadeau au conseil général du Bas-Rhin ! Je n'ai toujours pas digéré cette histoire. "

Mais le coût du patrimoine n'est pas que financier. Le classement ou la labélisation, sans parler des secteurs sauvegardés, peuvent être un frein à la modernité, par exemple quand ils empêchent la mise aux normes des bâtiments se trouvant sur le site ou l'adaptation de logements vétustes. Ils limitent aussi les audaces formelles en architecture. Ils induisent enfin des processus de gentrification, chassant des centres urbains les classes les moins aisées lorsque le prix du foncier croît avec l'augmentation du tourisme.

Plus généralement, cette hypertrophie de la mémoire a des effets sur la façon dont les citoyens vivent dans ce pays. Et d'abord, que signifie ce désir de tout garder en l'état ? De tout rendre historique ? C'est notre rapport à la mémoire qu'il faut examiner, affirme Olivier Mongin, philosophe et directeur de la revue Esprit. Une mémoire dont le caractère impératif, explique Pierre Nora dans son livre, est lié " à ce que l'on a pris l'habitude d'appeler l'accélération de l'histoire, au changement de plus en plus rapide de toute chose, à l'éloignement du passé, au sentiment de la perte ". Propulsés vers un avenir moins lisible, nous tirons vers le passé pour nous rassurer.

Selon Olivier Mongin, " la "surpatrimonialisation" devient une manière de s'identifier collectivement, parce que la mondialisation fait peur ". Au risque de devenir " une collectivité qui n'arrive plus à se projeter ailleurs que dans ses restes ", commente Saskia Cousin, anthropologue et maître de conférences à l'université Paris-I. Dans cette société-là, ajoute-t-elle, les individus eux-mêmes deviennent " des objets patrimoniaux ".

Comme sur une scène de théâtre, nous nous transformons en spectateurs de notre passé. " Nous ne sommes plus créatifs, nous n'avons plus aucun récit du futur, soutient Jean Viard, sociologue et directeur de recherche au CNRS. Ce côté "confit" du patrimoine fait de nous une société rentière. " Il va même jusqu'à affirmer que le fait de " remonter vers le risque fasciste de la fascination pour les cultures mortes est extrêmement dangereux ". Que faire ? Pas question de tout balayer : le patrimoine est une richesse esthétique et il offre des repères indispensables à la collectivité. Mais pour éviter qu'il ne devienne un monstre attrape-tout, il faut se pencher sur sa constitution. Et sur les critères qui permettent à un monument de devenir un lieu de mémoire.

Or, l'un des premiers réflexes qui conduisent à protéger un monument est lié à la peur de se tromper. Les grandes erreurs du passé forment une espèce de " surplomb " qui guide les pas des conservateurs, dépositaires transitoires de ces richesses. Les Halles de Baltard, construites à Paris au XIXe siècle et détruites au début des années 1970 pour laisser place, entre autres, à l'actuel Forum des Halles, en sont l'un des exemples les plus flagrants. Mais il y a aussi les catastrophes évitées de justesse, comme la démolition à l'époque de Le Corbusier d'une partie du quartier du Marais, toujours au centre de Paris.

Du coup, " chacune des instances veut garder son petit moulin ou sa petite grotte pour ne pas être accusée de s'être trompée ", juge Saskia Cousin. Les modes changent, les besoins aussi. Comment savoir ce qui paraîtra important aux générations prochaines ? Jusqu'au XIXe siècle, par exemple, et à l'exception des cathédrales, l'art du Moyen Age était tenu en piètre estime, pour ne pas dire perçu comme une chose barbare.

La récente polémique autour d'un immeuble de Paul Chemetov situé à Courcouronnes, dans l'Essonne, illustre bien ce dilemme. Durant l'été 2012, 25 architectes ont signé une pétition contre la destruction de cet édifice construit en 1983. Ils ont égrené, à l'appui de leur texte, une longue liste de bâtiments du XXe siècle menacés ou endommagés. Ce faisant, les pétitionnaires s'opposaient au projet d'amélioration de l'habitat conçu par le maire, Stéphane Beaudet - et ce au nom d'un bâtiment qui n'avait jamais attiré l'attention.

Idem pour la décision qui a empêché, en 2010, la destruction de la cité de l'Etoile, oeuvre de Georges Candilis datant de 1962, à Bobigny. Déclaré " patrimoine du XXe siècle ", ce bâtiment sera réhabilité contre l'avis de ses habitants, qui souhaitaient voir construire à sa place des logements neufs. Pour exprimer leur mécontentement, ils ont créé un rap, visible sur YouTube, dans lequel ils stigmatisent la politique du ministère de la culture, jugée élitiste. Sous le titre Ghetto historique, le clip débute ainsi : " On nous a classés monument historique, foutaises. " Et, plus loin : " Facile de parler des endroits où on ne vit pas. "

Dans de nombreux cas, c'est la menace imminente d'une démolition qui pousse les autorités à intervenir, quand le bulldozer est presque au coin de la rue. Ce qui, d'évidence, ne constitue pas vraiment une politique du patrimoine cohérente. Celle-ci passe donc par une analyse du bien commun, de l'espace public et, finalement, de ce qui fait l'identité d'un pays. La future loi sur le patrimoine de la ministre de la culture, Aurélie Filippetti, intégrera probablement cette dimension. " Il est souhaitable que la représentation nationale se repose d'une manière globale cette question du patrimoine ", indique-t-on à son cabinet. En attendant, des pistes sont explorées, notamment par ceux qui pensent que le patrimoine doit être, avant tout, un secteur vivant. Autrement dit, qu'il ne faut pas hésiter à le mettre au service des besoins de la collectivité, quand cela est possible. Installer une école dans un monument historique, par exemple. " Un monument en péril est un monument qui n'a pas d'usage ", affirme Philippe Bélaval. Il rappelle que les grands hôtels particuliers parisiens furent sans doute déformés quand on les a transformés en ministères, mais sauvés d'une destruction probable, lors des travaux haussmanniens. " Le patrimoine doit être utilisé dans les politiques urbaines ", observe M. Bélaval, mais aussi " dans celles d'intégration. Après tout, le tombeau de Pépin le Bref peut aider les populations immigrées à comprendre où elles se trouvent. Le patrimoine peut contribuer à créer une société républicaine réconciliée avec elle-même, ou à la consolider ".

Dans cette optique, il convient de s'appuyer sur l'existant, plutôt que de pratiquer la politique de la table rase - ajouter une aile " contemporaine " à un musée du XVIIIe, par exemple, comme n'hésitaient pas à le faire les architectes lorsqu'ils remaniaient allègrement les palais, au gré des époques (celui de Blois, notamment). Mais cette politique raisonnable et soucieuse du temps qui passe a ses limites. Car, à refaire sans cesse du neuf avec du vieux, on risque d'empêcher les projets architecturaux et les transformations d'envergure - faute de place et de moyens.

Et comme le montre la frénésie de construction à l'oeuvre dans les pays émergents, l'érection de nouveaux monuments n'est pas qu'une question d'ambition et de compétition : elle est aussi une marque de confiance dans l'avenir.

Raphaëlle Rérolle

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