lundi 20 décembre 2010

La prunelle du dragon.

   Il était une fois, dans une lointaine époque de l'empire du Milieu, un peintre merveilleux dont le talent précieux d'imitateur vint à la connaissance de l'empereur. "Son trait, Majesté, est d'une telle finesse que s'il dessine un faucon sur le mur du temple, les oiseaux effrayés abandonnent leur nid !"
   Le Fils du Ciel, dont on sait l'affection et le respect qu'il porte aux dragons, demanda à l'artiste de peindre, sur le mur de la salle du trône, la figure emblématique de l'animal prestigieux. Le peintre s'exécuta avec célérité et minutie, et la foule des courtisans vit apparaître avec admiration, mais non sans un certain effroi, l'image parfaite de la bête formidable.
   L'empereur, quant à lui, contempla longuement le chef d'œuvre, puis, se tournant vers l'artiste qui, dans une humble posture attendait son jugement, il dit : "Voilà qui est remarquable. Vous êtes sans nul doute le plus talentueux des peintres de l'empire ! Pourtant...", ajouta-t-il, en se caressant légèrement la barbe qu'il avait peu fournie, "...à l'oeil de ce dragon, ne manque-t-il pas la prunelle ?"
   Le vieil artisan se prosterna un peu plus et baisa trois fois le sol en signe de confusion. "Rien n'échappe à l'excellence du regard de Sa Majesté, murmura-t-il enfin, mais..." Puis il se tut, stupéfait sans doute de son audace. Un silence abyssal accueillit la réticence du brave homme dont la forme étalée sur le sol se confondait maintenant avec la riche mosaïque du parterre royal. La foule des courtisans retenait son souffle et le Fils du Ciel masqua son agacement d'un bref raidissement de la nuque.
   "Eh bien..." dit-il enfin, et sa voix ne portait point d'interrogation mais le ton de l'ordre le plus vif. Si bien que le modeste artisan se releva prestement, saisit son pinceau qu'il trempa légèrement dans l'encrier, et, d'un mouvement assuré du poignet, pointa l'oeil du dragon pour lui ajouter la prunelle manquante.
   Ce fut alors comme si les dix mille tonnerres du Ciel éclataient tous ensemble (de mémoire d'homme, on n'avait jamais entendu tel vacarme dans l'empire !). Puis, aux yeux ébahis de la cour et de l'Empereur, le puissant animal s'envola d'un coup d'ailes. 

(L'écriture du coréen, Jean-Paul Desgoutte, editions L'Harmattan)

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