Machines à sous |
Les marchés financiers ?
Dans la représentation commune, le terme renvoie à l'avidité
inextinguible des tradeurs, à la puissance de Goldman Sachs, à un
capitalisme qui a perdu le sens de l'économie pour s'enfermer dans une
spéculation effrénée et dangereuse. Oui. Certes. Sauf que ce n'est pas
ça. Ou pas seulement ça. Et peut-être même pas du tout ça. Car un petit
livre au titre énigmatique, 6, sans nom d'auteur, propose de
manière convaincante de remiser les lieux communs au vestiaire et de
considérer Wall Street avec un oeil totalement différent. Et si Wall Street n'était pas à Wall Street, mais au 1 700 MacArthur Boulevard, Mahwah (New Jersey), dans d'immenses hangars climatisés consommant autant d'énergie qu'une ville de 10 000 habitants ? Et si les vrais maîtres de la Bourse n'étaient pas des financiers sans scrupule, mais des algorithmes sans âme visible agissant à la vitesse de l'éclair ? Et si, à travers la manipulation de l'argent, les machines étaient en train de prendre le pouvoir sur les humains ? Et si, en fait, se jouait le " soulèvement des machines ", comme l'indique le bandeau du livre ? A ce point, le lecteur se demande s'il s'agit d'un bon livre de science-fiction. Sauf que le terme de " soulèvement des machines " est celui-là même utilisé par la Banque centrale des Etats-Unis comme titre d'un rapport de 2009 étudiant l'importance des échanges boursiers opérés par des ordinateurs suivant des algorithmes élaborés. Comme l'explique sur un ton allègre mais parfaitement documenté 6, une mutation invisible a transformé le monde de la spéculation dans les trois dernières décennies : près de 70 % des transactions sont maintenant opérées par des ordinateurs, et la puissance boursière s'acquiert essentiellement par la maîtrise des meilleurs algorithmes. Ceux-ci doivent déjouer les pièges des adversaires, savoir déceler dans la variation minime du cours d'un titre le moment pour l'acheter et surtout agir vite, à la vitesse du millionième de seconde. " Le fait de pouvoir montrer aux caméras de télévision des pantins devant des écrans est bien utile pour rassurer l'homme de la rue et masquer la réalité des choses : les marchés ne sont plus qu'un réseau de machines impénétrables ", ironise l'auteur, qui se présente lui-même comme une machine, mais dont nous pouvons révéler le nom, Alexandre Laumonier, anthropologue et éditeur. Mais le système devient incontrôlable. Non seulement il ne sert plus l'économie dite réelle, mais il flirte en permanence avec les limites de l'écroulement, menaçant de chuter à tout moment, dès lors qu'une série fulgurante d'actions informatiques l'entraîneraient vers le précipice. Cette perspective inquiète les auteurs d'algorithmes eux-mêmes, modernes Frankenstein : l'un d'entre eux, Thomas Peterffy, secoua ainsi, en octobre 2010, le congrès annuel de la World Federation of Exchanges, en déclarant : " Les technologies, la structure des marchés et les nouveaux produits financiers ont évolué plus rapidement que notre capacité à les comprendre et à les contrôler. (...) Le système tout entier est désormais un jeu truqué. " La catastrophe est proche. Mais, d'ici là, on aura eu le plaisir de lire cet excellent livre. Et de méditer sur le thème qu'il dessine en filigrane : est-ce seulement dans le monde financier que les machines l'emportent sur l'humain ? La société du XXIe siècle ne s'asservit-elle pas lentement à la logique d'automatismes devenus surpuissants ? Hervé Kempf 6 Ed. Zones sensibles, 112 p., 12,06 € |